Another side of Bob Dylan

Publié le par almost-friendless-too

Par l’étourdissante densité de son verbe, sa réjouissante singularité, son vent de folie qui en soufflant sur les braises de la subjectivité met le feu aux rideaux, Another side of Bob Dylan, l’autre côté du miroir - la face cachée de la lune, celle émergée de l’iceberg ou du glaçon fêlé qui surnage dans votre verre – ne manque jamais de m’amuser, de m’enchanter et de multiplier par deux ma consommation d’alcool et de cigarettes. Chaque bouteille débouchée devrait être prétexte à l’écoute de ce disque et inversement. Du premier au dernier titre, d’All I really want to do jubilatoire à It ain’t me babe qui m’arrache une larme mélangée (de chagrin vital, de regret réfractaire, d’insolente affirmation de soi), le disque galope, se perd allégrement en route, s’autorise une valse, un cauchemar et une ballade au crépuscule avant de s’affaler seul au monde sur un lit de camp bancal, cendrier tiède entre les jambes et tête dans les étoiles. Libre. Amoureux d’on ne sait qui on ne sait comment.

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En cet été 1964 qu’on imagine chaud et pesant, l’acteur le plus reconnu du folk revival ne veut pas en devenir le jouet : Bob Dylan ne faisant pas les choses à moitié, il va rien moins que changer de visage, en une seule nuit torride passablement arrosée de beaujolais (les sillons d’Another side s’en souviennent encore). J’ignore si le sémillant jeune homme avait alors entendu parler de révolution copernicienne, mais c’est peu ou prou ce qu’il a fait, s’asseyant au centre de l’album et saisissant au vol tout ce que sa virevoltante inspiration lui apportait – bouts de texte à recoller ensemble, mégots et rameaux d’olivier. À la solitude du leader trop conscient de son statut, Dylan répond par celle, non moins romantique, du sujet esthétique – son "être retrouvé". Le moi s’emballe, les sens s’emportent (et les verres de s’entrechoquer) :

À coups de vers intimistes et d'images fulgurantes déclamés d'une voix merveilleusement croassante, dont ni la guitare sèche et coupante ni le piano titubant ne répriment les charmants dérapages, Dylan propulse le sujet, brèches et sinuosités comprises, au premier plan d’un art soudainement désengagé. Ainsi du titre-fleuve Chimes of freedom, poème à la mélodie hypnotisante dont les  subtiles fantasmagories contrastent nettement d’avec les  harangues orientées de The Times they’re a changin’ –

 

 « Far between sundown's finish and  midnight's broken toll

We ducked inside the doorway, thunder crashing

As majestic bells of bolts struck shadows in the sounds

Seeming to be the chimes of freedom flashing » –


Le Dylan nouveau, moderniste à sa façon, appréhende désormais l’art comme une expérience esthétique dénuée de fonction, voire, l'assumant non sans humour dans le sketche I shall be free no.10, de sens. Un singe funky ? Des baskets à hauts talons ? Ici, l’art s’épanouit en dehors de toute contrainte formelle et idéologique…

 

« You're probably wondering by now

Just what this song is all about

What's probably got you baffled more

Is what this thing here is for.

It's nothing

 It's something I learned over in England »

 

… et on se demande où il va s’arrêter. Le pire, c’est que tout à son littéraire renouveau, Dylan n’en délaisse pas pour autant la musicalité – puisqu’on parle bien, malgré tout, de choses chantées – de ses pièces : simple, sautillante, solennelle, elle porte comme il se doit son propos et l’harmonica tutoie des sommets d’arrogance rarement atteints. L’instrument anodin passionne – ou agace certains (il est vrai qu’une oreille collée aux enceintes pourra subir d’irréparables dommages, mais faîtes un effort).

Spontanéité résolument beat en bandoulière, le barde enjambe le temps : « j’étais bien plus vieux alors », affirme-t-il dans ses lumineuses Back pages (référence inévitable), « je suis plus jeune maintenant ». Si on ne saurait plus aborder l’écriture sous l’angle de son intentionnalité, le triomphe du sujet l’autorise cependant à de saignants règlements de compte. Ballad in plain D marque le triste apogée de cette liberté de ton, évocation – traversée de cruelle désespérance – de sa rupture d’avec Suze, dont Dylan prétendra plus tard déplorer l’enregistrement. Cette ballade brille pourtant de mille larmes sincères auxquelles l’auditera mêlera volontiers les siennes…

Historiquement, en opposant à la prétendue renaissance folk la démonstration de sa propre renaissance, Dylan explose le style de l’intérieur. Conscient des liens de parenté viscéraux qui unissent des genres considérés antithétiques, il s'apprête à brasser le blues, le blues-rock et la pop – cette nouvelle forme de musique populaire qui ne se fonde pas sur une ancestrale tradition orale – en livrant à des critiques et un public parfois hostiles "les éruptions les plus intenses du modernisme du XXème siècle" (Greil Marcus). La suite au prochain épisode, à grand renfort de guitares électriques et de fumées opiacées. Mais il faut aussi et surtout considérer Another side pour lui-même, pour son esthétique sautillante et craquelée, incarnation sans détours d’un moi jonglant avec ses éclairs intérieurs (quand il ne fuit pas à toutes jambes l'entreprenante Rita). Le portrait me ravit.

 Rouge requis.

 

 

Oyster, pour Ramona

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