Paris II

Publié le par almost-friendless-too

Je mourrais en effet littéralement de faim et de soif. N'ayant plus un sou en poche, il me fallait quémander ou regagner mon domicile. J'optai pour la seconde solution ; mais par où étais-je venu, par où devais-je aller ?
Ravi de ces questions aussi banales que nouvelles, lesquelles me changeaient radicalement de la monotonie provinciale, je décidai de dégringoler la butte par son autre versant, moins touristique, chemin qui m'éloignait en fait davantage de mon nouveau logis. Dépaysement, désorientation, exaltation propre à la découverte : mon estomac ballotté bouillait sur une paire de jambes enchantées bien trop promptes à se perdre. Je n'avais pas l'habitude de couvrir d'aussi vastes distances sur le bitume, et les noms des rues ne me parlaient que de poésie. Les vers chantaient dans ma tête ; des regards désapprobateurs me faisaient comprendre que je lorgnais les passantes d'un peu trop près. Précisons à ma décharge que les demoiselles conspiraient : leurs corps fluides et véloces me happaient froidement, m'entraînant dans des sillages parfumés synonymes de voluptueuse perdition. Les noires crinières ornant les nuques faussement frêles fendaient l'air ; elles redoublaient d'odorants sifflements sous mon nez frémissant, narines affolées par tant de cinglantes promesses. Étourdi, ivre de mes vicieuses visions parisiennes autant que des pintes de bière ambrée consommées plus tôt dans la matinée, je dévalai cette perverse enfilade de ruelles avec l'impression grandissante de subir les saccades d'un manège à sensations qui, rendons-nous à l'évidence, ne faisait que tourner en rond.
Dédaignant le plan que je conservais pourtant soigneusement dans la poche de mon veston ("en cas d'extrême nécessité seulement", situation qui n'était pas censée se présenter aussi rapidement), je multipliai les détours pour aborder enfin ce qui ressemblait à une voie ferrée désaffectée, rouillant imperturbablement au fond d'un fossé jonché de ronces et de détritus. Surpris de rencontrer au coeur du tumulte pareil longiligne îlot de mélancolie, je me tins quelques instants au grillage affaissé dont les molles mailles tordues dominaient encore la voie. Un sac plastique éventré, porté par le vent imperceptible, arpentait hasardeusement la tranchée. Ô piètre chemin de fer ! en reprenant mon souffle, je pouvais presque entendre l'oxydation à l'oeuvre, ta plainte de métal, ton agonie grinçante ignorée de tous. Cela était bon - mais en quel recoin oublié de la glorieuse cité me trouvais-je donc ?
De nouveau, les nécessités bassement organiques m'arrachèrent à ma béate contemplation. Les rails mourants s'enfonçaient tristement dans l'ombre d'un tunnel souterrain aux voûtes accueillantes - j'aurais voulu qu'il pleuve pour m'y abriter -, qui dissimulait probablement quelque locomotive fantôme,  puis re-jaillissaient de l'autre côté d'un boulevard très fréquenté, où l'heure de pointe semblait devoir durer toute la journée ; le fracas des véhicules, des freins et des klaxons hystériques m'assena - certes assez classiquement - une terrible gifle. J'appris plus tard qu'il s'agissait de la frontière nord de la ville, avec ses zones industrielles mornes, ses terrains vagues moroses et son monstrueux périphérique au delà desquels ne poussaient, à en croire les parisiens de souche, que des banlieues morbides. J'en distinguais les murailles, les fumées immobiles. Pour moi, fraîchement descendu de ma colline, c'était toujours Paris.

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M. Furey : Paris II/III

Publié dans Paris

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